- INTERVIEW
Entretien avec Le Monde
Entretien avec Claudia Buch, conduit par Eric Albert, Marc Angrand, Marie Charrel et Béatrice Madeline le 4 Juin 2025
11 June 2025
Comment se porte le secteur bancaire européen, dans un contexte incertain pour l’économie et marqué par de multiples tensions ?
La situation financière des banques européennes est bonne: elles sont bien capitalisées, leur rentabilité a profité de la remontée des taux d’intérêt au cours des dernières années. Mais le contexte global dans lequel elles opèrent est difficile, comme nous l’avons constaté début avril lors de la réaction très forte des marchés aux annonces sur les droits de douane. Cela souligne à quel point l’environnement extérieur peut changer rapidement.
Les banques ont bien géré la situation jusqu’à présent mais les effets économiques à long terme des droits de douane ne s’est pas encore concrétisé : quelles seront les conséquences sur le risque de crédit, sur l’économie réelle ? Il faudra du temps pour que les effets soient pleinement visibles dans les bilans des banques. Le risque géopolitique est l’un des principaux facteurs d’incertitude auxquels les banques doivent se préparer.
La remontée des droits de douane a-t-elle déjà un impact sur la santé des entreprises, et donc sur les banques ?
A ce stade, il n’y a pas de signes clairs montrant que l’impact des droits de douane entraîne des pertes de crédit plus élevées dans les portefeuilles de prêts des banques, mais cela peut évoluer. Les banques doivent donc analyser leur exposition secteur par secteur, entreprise par entreprise.
L’un des risques potentiels est qu’une détérioration des résultats et des conditions financières des entreprises se traduise pour les banques par une augmentation du risque de crédit. Si cela devait se produire, les banques pourraient vouloir chercher à préserver leur solidité financière en réduisant leur exposition au risque, donc en prêtant moins. Et un tel resserrement du crédit pourrait amplifier les tensions économiques. Plus les banques sont bien capitalisées, mieux elles peuvent absorber les chocs, et moins un scénario procyclique est probable.
La situation sur les marchés financiers représente-t-elle un risque supplémentaire ?
Les marchés ont réagi dès l’annonce des droits de douane mais nous sommes convaincus que les risques géopolitiques ne sont pas encore pleinement intégrés dans les cours. Une incertitude considérable persiste sur la manière dont pourrait se dérouler un scénario d’escalade des barrières commerciales ou d’accentuation des tensions géopolitiques, ce qui rend très difficile l’évaluation des risques.
Nous surveillons donc l’exposition des banques à ces risques, tout comme leurs conditions dans lesquelles elles se financent. Nous avons observé une augmentation des coûts de financement des banques, bien qu’ils restent encore loin des niveaux atteints lors de précédentes crises.
Dans ce contexte, le débat sur la régulation financière a été marqué récemment par des propositions de report de la mise en œuvre du dernier volet des règles de régulation dites de Bâle III, le volet dit “FRTB”, qui concerne les activités de marchés. Un tel report est-il une bonne idée ?
Il faut rappeler que la résilience actuelle du secteur bancaire n’est pas un hasard: elle résulte pour une bonne part des réformes mises en œuvre après la crise financière mondiale. La régulation et la supervision ont été grandement améliorées. Sans ces réformes, les banques n’auraient pas pu encaisser des chocs importants comme la pandémie de Covid-19 ou la crise de l’énergie sans menaces sur la stabilité financière. Le soutien budgétaire a joué son rôle mais la solidité du cadre réglementaire a été essentielle.
Il est donc crucial de garder en mémoire le fait que cette stabilité est le résultat des efforts passés. Il ne serait pas très prudent de conclure qu’au motif que nous avons connu une décennie de calme relatif, le temps est venu d’assouplir les règles. Revenir sur la régulation ou affaiblir la supervision serait une erreur. Les banques reconnaissent que l’environnement est risqué dans le cadre de leur propre gestion des risques.
Sommes-nous en train d’oublier les leçons des crises passées ?
La plupart des parties concernées comprennent l’importance d’un cadre réglementaire stable et d’une supervision forte. Mais c’est vrai: la mémoire peut s’altérer au fil du temps. Il est donc crucial d’expliquer en permanence les avantages d’un système financier stable et de souligner l’importance du cadre réglementaire.
On peut débattre de la manière de rendre la régulation et la supervision plus efficientes et efficaces mais assouplir les règles n’est pas la réponse aux défis auxquels nous sommes confrontés.
L’Europe, en continuant d’appliquer les règles, ne prend-elle pas le risque de désavantager ses banques dans la compétition mondiale ?
Je ne le crois pas du tout. Au contraire, je crois qu’une régulation forte et une supervision efficace constituent un avantage concurrentiel pour les banques européennes sur le marché mondial. Les banques les mieux capitalisées et les mieux gérées sont plus résilientes et peuvent fournir des services fiables à l’économie réelle, notamment en période de crise.
Les interrogations sur les risques liés à ce qu’on appelle la finance non bancaire (assureurs, fonds d’investissement…) sont récurrentes. Les risques liés à ces activités ont-ils augmenté ?
On observe depuis la crise financière mondiale une croissance soutenue des activités des intermédiaires financiers non bancaires. C’est une tendance mondiale et l’Europe n’y fait pas exception. L’un des moteurs de cette évolution a été la régulation plus stricte des banques, qui favorise le transfert de certaines activités vers des domaines moins strictement encadrés. C’est pourquoi nous devons être vigilants. Certaines institutions non bancaires, comme les assureurs, sont régulées et peuvent mieux encaisser certains chocs; de ce point de vue, un système financier diversifié peut avoir des avantages. Mais pour d’autres activités, particulièrement les marchés de capitaux privés, nous manquons de données suffisantes. C’est pourquoi je pense que les banques doivent surveiller attentivement leur exposition aux marchés privés, comme elles le feraient pour tout autre risque.
Est-il nécessaire, comme l’a récemment rapporté le Financial TImes, de soumettre les institutions financières non bancaires à des “stress tests”, des tests de résistance ?
Certaines autorités, comme la Banque d’Angleterre, ont déjà procédé à de tels tests, et nous faisons en sorte d’apprendre de leur expérience. Même si de tels tests ne sont pas prévus dans le cadre du Mécanisme de surveillance unique, nous suivons de près le risque de crédit lié aux contreparties. Les tests de résistance fournissent des informations précieuses, mais ils sont également complexes et coûteux en ressources ; il est donc important d’évaluer soigneusement leur utilité et leur conception.
Alors que la BCE encourage une consolidation du secteur bancaire à l’échelle européenne, les projets de fusions-acquisitions en cours restent limités à l’échelon national. Pour quelles raisons, et comment favoriser une consolidation européenne ?
Du point de vue du superviseur, il n’y a aucune différence entre des fusions nationales ou transfrontalières: les frontières ne doivent pas entrer en considération. Mais dans la réalité, les frontières restent importantes parce que le marché bancaire européen n’est pas totalement intégré : si la supervision suit des règles uniques, il reste de multiples différences entre les règles nationales.
Le besoin d’une plus grande convergence des réglementations est désormais bien identifié et les rapports Letta et Draghi ont souligné l’importance de promouvoir le marché unique. La volonté politique est bien là mais mettre en œuvre des changements prend du temps. Pourtant, en matière d’union bancaire, c’est le moment d’avancer: d’autant plus que les banques sont dans une situation favorable. Parachever l’union bancaire est important pour pouvoir affronter les chocs futurs.
Les banques européennes évaluent-elles correctement la menace cyber et sont bien préparées à la contrer ?
Les données que nous transmettent les banques sur ces incidents montrent que le nombre de cyberattaques a doublé depuis 2022 et que leur gravité a augmenté. C’est pourquoi nous avons procédé l’an dernier à un test de résistance cyber, en simulant une cyberattaque qui empêcherait une banque de fournir des services de base, afin d’estimer le temps nécessaire aux banques pour rétablir leurs activités et d’évaluer le coût potentiel d’une telle attaque. Nous en avons conclu que les banques étaient globalement bien préparées. Même si certains points restent à améliorer, la cyber-résilience est clairement une priorité, pour elles comme pour nous.
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